Pourquoi les troubles du comportement alimentaire débutent-ils souvent à l'adolescence ?
Corinne Blanchet : Lorsque nous grandissons et que le processus adolescent se met en route, les conduites alimentaires sont modifiées : c'est physiologique, légitime et c'est finalement un phénomène attendu. Ces modifications des conduites alimentaires deviennent malheureusement parfois pathologiques : des choix alimentaires un peu particuliers, ou transitoires, qui se font avec les copains, les pairs, deviennent des pathologies qui peuvent ensuite évoluer pour elles-mêmes.
Qu'appelle-t-on "anorexie mentale" ?
Corinne Blanchet : L'anorexie mentale est l'une des pathologies majeures qui mène l'adolescent à l'hôpital, car elle expose à des complications qui sont parfois graves. Cette pathologie comporte une restriction alimentaire associée à des trouble de l'image du corps, de nombreux rituels et préoccupations autour de la prise alimentaire, des temps de repas. Ces troubles génèrent des tensions massives dans le cadre familial.
Les pertes de poids peuvent être modérées, mais aussi très sévères, puisque l'on voit parfois arriver des patients avec des pertes de poids massives, de 10, 15, 20 kg. Mais ces pertes de poids massives représentent la forme un peu caricaturale de l'anorexie mentale de la jeune fille.
L'anorexie est-elle toujours une pathologie "de jeune fille riche et occidentale" ?
Corinne Blanchet : L'anorexie mentale reste effectivement une pathologie essentiellement féminine, qui survient surtout sur des populations caucasiennes, dans les pays occidentaux. Nous observons cependant actuellement une émergence, une augmentation de la prévalence des troubles des conduites alimentaires dans des pays non occidentaux : en Asie notamment, où il y a vraiment une recrudescence des cas d'anorexie mentale mais aussi dans des pays du Maghreb ou en Afrique.
Aujourd'hui, l'anorexie mentale n'est donc plus juste une maladie de jeune fille riche dans les pays occidentaux, mais aussi une pathologie qui survient dans d'autres environnements socioculturels avec du coup, des expressions symptomatiques et des visages de cette anorexie qui prennent le visage de l'environnement dans lequel ils se développent, ce qu'il est également important de le comprendre. Une patiente anorexique qui vient d'Afrique n'aura ni les mêmes symptômes, cognitions et manifestations de son anorexie qu'une patiente qui vit en Ile-de-France. Nous observons également de plus en plus de pathologies anorexiques ou d'épisodes anorexiques en France chez des jeunes filles qui sont soit migrantes, soit des enfants de migrants.
L'anorexie mentale peut-elle aussi constituer un refuge, une défense ?
Corinne Blanchet : C'est une maladie grave qui peut compromettre le pronostic à différents niveaux, mais c'est aussi une "solution" que vient trouver l'adolescent à un moment de sa vie, lorsqu'il est dans une forme d'impasse développementale, sur le chemin de l'adolescence, au cours du processus adolescent, à un moment où les choses doivent se mettre en place et où on doit s'autoriser à grandir, à s'autonomiser, à devenir. L'adolescent est un individu, un adulte en devenir. Lors de cette période, certains adolescents se retrouvent en incapacité d'opérer ces changements.
Je leur explique que c'est comme d'être sur l'autoroute et de tomber sur un bouchon ; on choisit alors parfois de prendre une déviation, et cette déviation peut être l'anorexie mentale. Ce symptôme vient alors répondre à un besoin, une nécessité pour permettre de trouver une issue et de garder une forme d'équilibre mental, psychique et de continuer à exister, à être… Et si tout cela peut se faire au prix d'un épisode anorexique passager, ce n'est peut-être pas si dramatique que cela. Ce qui serait dramatique, c'est que cette déviation que l'on prend en sortir de l'adolescence devienne une voie de garage et que l'on y reste définitivement. C'est ce qui, malheureusement, arrive parfois chez certains patients.
Pourquoi parle-t-on d'anorexie "mentale" ? Est-elle forcément liée à une pathologie psychiatrique ?
Corinne Blanchet : L'anorexie mentale est une pathologie psychiatrique, il est important de le rappeler : ce n'est pas un choix de vie, un choix identitaire même si cela peut ensuite le devenir. Mais initialement, un trouble anorexique, ou un trouble des conduites alimentaires, n'est pas forcément une maladie, c'est un symptôme qui vient refléter un moment de difficulté psychique, avec un niveau de pathologie psychiatrique, de dysfonctionnement psychiatrique associé qui est variable en fonction des individus. C'est-à-dire que le symptôme anorexique peut surgir chez des patients qui n'ont pas d'histoire de souffrance psychique ou de maladie psychiatrique antérieure. A l'inverse, l'anorexie peut également survenir chez des enfants.
Nous trouvons d'ailleurs assez régulièrement des éléments de prédisposition à l'anorexie mentale qui se sont traduits par des éléments de souffrance psychique dans la petite enfance, par des troubles alimentaires précoces : tous ces éléments font le lit et le terreau de l'anorexie mentale qui va survenir dans un second temps. L'anorexie mentale avant tout une maladie psychique mais qui n'est pas forcément associée à une comorbidité psychiatrique lourde.
Quelles sont les troubles psychiatriques les plus souvent associées à l'anorexie mentale ?
Corinne Blanchet : D'une façon assez schématique on retrouve les troubles anxieux, les troubles de l'humeur, les troubles obsessionnels compulsifs et les troubles de la personnalité, ce qui est relativement large. Une fois encore, ces troubles psychiatriques peuvent être préexistants au trouble anorexique, contemporains ou peuvent aussi évoluer pour leur propre compte, au fil de l'évolution du symptôme anorexique.
Nous voyons parfois des patients qui avaient effectivement un trouble de l'humeur, quoi qu'il soit toujours difficile de poser des diagnostics psychiatriques chez les patients adolescents, en tout cas des patients qui avaient une humeur labile, très fluctuante, qui avaient déjà traversé des épisodes de variation d'humeur. Ces patients vont guérir de leur symptôme d'anorexie, ou évoluer favorablement, mais ils peuvent développer ensuite, à l'âge adulte, un véritable trouble de l'humeur caractérisé. Tout est possible en matière de comorbidité psychiatrique…
Quels sont les signes pouvant faire penser à un début d'anorexie mentale ?
Corinne Blanchet : L'anorexie mentale est extrêmement hétérogène dans sa présentation. Il n'y a pas deux patientes anorexiques qui se ressemblent. Je pense que pour un médecin généraliste, le plus important est déjà d'être au fait de la réalité de cette pathologie et de son hétérogénéité dans sa présentation clinique initiale. Il est évident que lorsque une jeune fille vient en consultation avec un indice de masse corporelle (IMC) effondré, qui est creusée, pâle, perd ses cheveux, qui est hypotherme, hypotendue, avec des parents qui habituellement alertent, il est quand même très compliqué de passer à côté du diagnostic.
Quoi qu'il soit toujours bon pour un médecin généraliste, et un médecin en général, de quand même se poser la question : toute maigreur à l'adolescence n'est pas équivalente à une anorexie mentale, il y a aussi des causes médicales d'anorexie ou de perte d'appétit, y compris des causes psychogènes.
Comment différencier une maigreur liée à une cause psychogène d'une anorexie mentale ?
Corinne Blanchet : En cas de maigreur d'origine psychogène, il n'y jamais eu de volonté de maigrir, ni de préoccupation excessive autour du corps, de la silhouette, ni de volonté de ressembler à des mannequins ou de faire un régime. Ce sont simplement des adolescents qui traversent une période dépressive, d'effondrement et qui vont perdre l'appétit, mais ils n'ont pas de cognition anorexique, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de préoccupation excessive autour du corps ni de trouble de l'image corporelle.
D'ailleurs lorsque nous leur demandons "mais avant de perdre du poids, tu pesais combien ?", habituellement ils ne le savent pas, car on ne se pèse pas forcément à l'adolescence. Donc ces adolescents ont plutôt une indifférence par rapport au corps, mais une indifférence qui devient pathologique avec une perte d'intérêt pour l'alimentation, une perte de plaisir, d'envie et de désir. Lorsqu'on perd tout cela, la perte d'appétit vient assez rapidement, on commence à maigrir et, au fond, on ne s'en aperçoit pas forcément ; Et puis même si l'on s'en aperçoit, ce n'est pas forcément un problème puisqu'on ne va pas bien.
Que dites-vous aux adolescentes maigres, ou en permanence au régime, mais sans anorexie évidente ?
Corinne Blanchet : Je leur dis que leurs parents s'inquiètent et que, médicalement, je n'ai pas d'éléments suffisants pour les rassurer ni pour poser un diagnostic aujourd'hui. Donc comme je n'en sais rien, je leur dis "nous allons nous revoir dans 1 mois, nous verrons ton poids, ta taille, l'évolution de ta puberté, discuter un peu, voir comment tu te sens".
Et habituellement, lorsque je les revois un ou deux mois après, soit les choses se sont enclenchées, malheureusement, vers un début de l'anorexie, soit les parents, une fois sur deux, annulent le rendez-vous : ils appellent en disant qu'ils me remercient parce qu'en fait, cela va beaucoup mieux, c'est réglé, ou ils viennent pour s'entendre dire que tout va bien, on se serre la main et puis voilà, cela a pris une ou deux consultations et on a réglé l'affaire. Et puis parfois effectivement, on se rend compte que les parents avaient quand même l'œil, que le médecin traitant avait bien fait de nous adresser le patient et que derrière ces choix qui pouvaient être des choix un peu adolescents, un peu d'opposition, un peu d'individuation, il y avait réellement un trouble alimentaire qui était en train de couver et qui va exploser quelques mois après.
Propos recueillis le 5 novembre à la Maison de Solenn (Paris).
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